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Concepción García se servit un cinquième verre d’eau-de-vie et parla vaguement de sortir sur le petit balcon car l’appartement de la Jacobstrasse en avait un et, dans cet espace exigu orné de pots de fleurs, elle avait l’habitude de lire le Tageszeitung pour choisir le concert, le cinéma ou l’exposition où elle se rendrait le lendemain. Son mari la regarda d’un air perplexe :

— Quel petit balcon ? On ne vit plus à Berlin, Concha, on est à Santiago et, ici, il n’y a pas de petit balcon.

Aravena lui expliqua alors de nouveau que les flics arrivent toujours par deux, ça leur permet de jouer au gentil et au méchant. Qu’ils vont se pointer en couple et exiger de les interroger séparément. C’est là que la minijupe qu’elle avait conservée entre en action et pas question de porter des collants ou des dessous. Évidemment elle n’était pas Sharon Stone et aucun des policiers ne ressemblerait à Michael Douglas, mais le truc de croiser lentement les jambes ne manquerait pas de réveiller leur Basic Instinct. Tout allait dépendre de son pouvoir de séduction.

Aravena interrompit son cours de conduite testimoniale et regarda la bouche de sa femme d’où coulait un mince filet de salive : elle s’était endormie sur le sofa.

— Concha, tu as descendu une demi-bouteille d’eau-de-vie, murmura-t-il et, après l’avoir secouée, il sut que le sommeil était le seul remède à cette cuite.

Tout reposait donc sur lui ; il devait préparer un discours convaincant, un alibi probant et incontestable.

“Voilà comment les choses se sont passées, monsieur l’inspecteur : je suis sorti de l’immeuble pour aller au vidéoclub dans l’intention de louer La Kermesse de l’Ouest car je suis dingue des classiques du western et Lee Marvin est époustouflant dans ce film. Soudain, j’ai vu une voiture s’arrêter, c’était une grosse Chrysler, noire, avec des vitres teintées, c’est pourquoi je n’ai pas pu distinguer les occupants. Ils ont jeté l’homme dans la rue et ont pris la fuite. J’ai hésité entre poursuivre le véhicule et secourir le monsieur qui avait une blessure à la tête et perdait du sang, mais il n’y avait déjà plus rien à faire. Non, je n’ai pas pu lire l’immatriculation, avec cette pluie, vous imaginez, on n’y voit rien…”

Non, Coco, ils ne vont pas gober ça. Tu es en train de décrire un véhicule du FBI ou des yakusas. Ce genre de bagnole, il n’y en a pas au Chili. Trouve une autre chiva.

Une chiva, oui c’est ça. La chiva est un quadrupède partout dans le monde, sauf au Chili. En Scandinavie, en Australie, c’est une bête têtue, opiniâtre, imperméable à la divergence d’idées. C’est ainsi qu’on la trouve dans toutes les fermes néozélandaises, les prairies des Asturies, les îles des Caraïbes, sauf au Chili car dans cette longue frange de terre qui, vue à travers l’œil de Google, ressemble à un lambeau de continent, un morceau en trop qui sera bientôt retaillé à grands coups de ciseaux par la mer, cette grande couturière, une chiva est la plus grande preuve de roublardise, elle résume la déplorable picaresque espagnole, le pire des héritages. Une chiva est un énorme mensonge, bien ficelé, supérieur à la vérité qu’il remplace. Tu es sur la bonne voie, Coco.

“La vérité vraie, monsieur l’inspecteur, c’est que j’ai quitté la maison avec deux idées fixes en tête, la première, acheter un Tetra Brick de vin rouge pour faire un navegado, quand il pleut vous savez combien on apprécie un vin chaud parfumé à l’orange et à la cannelle. Bien sûr, il faut prendre un vin bon marché, personne ne gâche une bouteille de Concha y Toro. Ma deuxième idée était de passer au vidéoclub pour voir si on y avait rapporté Les Sept Samouraïs, ce classique du cinéma japonais. J’adore Toshiro Mifune dans ce rôle de samouraï tellement dingue que ses six camarades ne le prennent pas au sérieux. J’étais en train de me demander si j’allais d’abord au vidéoclub ou chez le marchand de vin quand soudain ce monsieur s’accroche à moi, me demande de l’aide et je vois alors deux types, grands, costauds, blonds mais masqués venir vers nous à toute vitesse et l’air menaçant. Masqués, oui, avec des masques d’Halloween, vous me comprenez, des citrouilles souriantes et des trucs dans ce goût-là. Tout s’est passé très vite. Moi, je pratique le taekwondo, je me suis mis en position de combat, attaque et défense simultanées, mais je n’ai pas pu éviter que l’un des Slaves, oui, c’était des Slaves, ils s’appelaient tovarich entre eux, donne un coup de crosse de revolver au pauvre monsieur. Indubitablement, il s’agissait d’un Glock, on ne peut pas confondre ces armes autrichiennes. En voyant le monsieur tomber, j’ai pris une position d’attaque plus agressive, les types ont reconnu un adversaire entraîné aux arts martiaux et ont fui vers le véhicule qui les attendait tout près de là, portes ouvertes. C’était une Land Rover avec une plaque d’immatriculation couverte de boue. Pauvre homme. Avant de mourir, il m’a regardé dans les yeux et m’a dit que c’était le début d’une longue amitié. Je suis bouleversé…”

Non, Coco, ça ils le goberont encore moins. Oublie Casablanca et le taekwondo. Le type est mort sur le coup, il n’a pas dit un mot. Sois sérieux, Coco.

“Tout s’est passé très vite, monsieur l’inspecteur, c’est pourquoi mon témoignage est susceptible de présenter certaines lacunes, ou des pièces qui ne collent pas, comme vous le dites de façon si sympathique dans votre jargon. Si je m’en tiens fidèlement aux faits, les choses se sont déroulées approximativement de la manière suivante : je fermais à double tour la porte donnant sur la rue car dernièrement il y a eu pas mal de vols dans le quartier. J’avais l’intention d’aller au vidéoclub louer Titanic, même si je n’aime pas particulièrement Leonardo di Caprio ; je le trouve peu crédible avec sa tête de gamin qui pisse encore dans son pantalon. Ce qui me plaît, dans ce film, c’est l’histoire d’amour, l’artiste fauché et la millionnaire qui tombe follement amoureuse de lui. Au fond, c’est encore une version du vieux drame shakespearien, mais que sont les classiques du grand écran sinon des recréations de drames anciens. Mais ce n’est là qu’une digression pour illustrer mon état d’esprit au moment où a eu lieu la tragédie. Je mettais mon porte-clés dans ma poche quand une voiture de luxe, une Mercedes noire à l’air sinistre, s’est arrêtée à quelques mètres de moi. Soudain, une porte s’est ouverte et le pauvre homme s’est laissé tomber sur le trottoir. De toute évidence il fuyait, en proie à la panique ; il a murmuré des mots incompréhensibles à cause du bruit de la pluie, c’était peut-être un dramatique appel au secours et, même pas deux secondes plus tard, un type grand et corpulent est descendu de la voiture. Il était noir, peut-être kényan, vous savez on ne voit pas beaucoup d’Africains dans le quartier. Sous la pluie, sa peau noire brillait de façon effrayante. Oui, j’ai eu peur, je l’avoue, je suis un homme pacifique. L’Africain qui, en y réfléchissant bien, n’était peut-être pas kényan mais zoulou à en croire ses enjambées, s’approcha du malheureux homme et, quand il se trouva près de lui, j’ai remarqué sa mallette, une de ces mallettes de cadre utilisées par les mafiosi pour transporter les pots-de-vin ou le butin des rançons. Je n’en suis pas sûr, mais je crois lui avoir ordonné de laisser en paix l’homme à terre mais il m’a écarté vigoureusement, à vrai dire il m’a repoussé si violemment que j’ai failli perdre l’équilibre et, profitant de mon désarroi, a donné un terrible coup de mallette au pauvre monsieur. La victime de cette agression s’est effondrée, foudroyée. Sous le choc, la mallette s’est ouverte et il en est tombé trois objets que j’ai reconnus immédiatement, il s’agissait de trois lingots d’or avec une croix gammée parfaitement visible, sculptée en relief. J’ai réagi avec l’indignation de tout homme sensé, j’ai balancé deux coups de pied au black occupé à ramasser les lingots et j’ai dû lui faire assez mal car il a boitillé jusqu’à la voiture en poussant de sauvages hurlements de douleur.

Non, Coco, sérieusement, non.

Coco Aravena se gratta la tête, maudit son imagination de scénariste impénitent, regarda sa femme toujours endormie et se rendit dans la chambre à coucher. Là, il souleva le matelas et prit le lourd revolver. L’arme entre les mains, il médita à voix basse.

— Voyons les choses calmement : en fait, personne n’a vu ce qui s’est passé et, tôt ou tard, ils vont attraper les voyous qui ont piqué ses souliers. Quelques baffes dans un sous-sol quelconque et c’est eux qui casqueront. Ce type n’était pas un flic, les flics ont une plaque, un flic sans plaque se sent tout nu ou pire encore, comme un eunuque. Alors, nous avons quoi ? Un homme avec un pistolet et sans identité. Un gangster ? Ça ne colle pas, les gangsters ne se baladent pas tout seuls dans la vie et sans munitions. Un tueur ? Non plus. Un tueur à gages se déplace dans des voitures discrètes, jamais à pied. Que nous reste-t-il ? Le sale visage du pouvoir. Le mort travaille pour un service secret, c’est peut-être un espion argentin, bolivien, péruvien, beaucoup de pays ont de vieilles querelles à régler avec le Chili. Et, par-dessus le marché, il y a un numéro de téléphone.

Coco Aravena prit l’appareil, composa le numéro et attendit, une main sur la bouche.

— Nous sommes prêts, dit une voix d’homme.

— Bien, répondit Aravena.

— Notez l’adresse, dit la voix.

Coco Aravena écrivit sur la paume de sa main.

— Il y a un écriteau sur le portail, Garage Arancibia.

Avant d’être coupé, Aravena entendit un autre homme dire :

— Demande-lui s’il aime le poulet.